Les Historiennes, Jeanne Balibar - Septembre 2022, Théâtre des Bouffes du Nord

 

Les Historiennes, Jeanne Balibar © Mathilda Olmi - Festival d'Automne

 

    Ne voir qu’elle, sur scène, pendant quatre heures, mais surtout entendre sa voix, se laisser porter par un flot de paroles quasi ininterrompu – faire face à la fatigue, à l’incompréhension, chercher à se raccrocher aux histoires qui se déroulent sous nos yeux et à nos oreilles.

 

    Jeanne Balibar tient ce long seule-en-scène intitulé Les Historiennes à partir des recherches de trois historiennes, Charlotte de Castelnau-L’Estoile, Anne-Emmanuelle Demartini et Emmanuelle Loyer. C’est un objet de théâtre mais encore plus une performance, très surprenante, très exigeante sous certains aspects, et qui a éveillé en moi de multiples questionnements, tout au long de la représentation.

 

    C’est une extra-ordinaire mise en voix et en chair des matériaux historiques (ouvrage scientifique, essai, archives) par une artiste-performeuse ; extra-ordinaire car les choix opérés sont radicaux et inattendus.

 

    La structure de la pièce tend vers le dénuement, dans sa scénographie et dans l’approche des textes par Jeanne Balibar. En effet, tout est construit autour des ouvrages des historiennes. La pièce se découpe en trois parties, chacune correspondant aux recherches d’une historienne au sujet d’une femme ayant marquée l’Histoire (Violette Nozière, Delphine Seyrig, Pascoa Vieira). Jeanne Balibar prend en main ce matériau, leur travail, tel qu’il est, concrètement, dans sa forme classique destinée au partage des connaissances : un livre, ou encore des feuilles photocopiées et non reliées. Vêtue très simplement et confortablement d’un débardeur, pantalon souple, baskets, cigarette, Jeanne se met à lire. Elle se plonge dans les textes, à un endroit de la lecture entre la découverte et le masticage des mots, les investit de sa voix et de son corps, comme un marmonnement ou plutôt une plasmodie. L’ambiance est intimiste et sombre, les lumières rares. Ce qui est valorisé, ce sont la voix et les mots, ainsi que l’objet visuel « texte » – feuilles sur une table basse, par terre, étalées, empilées, livre manipulé, marque-pages apparents, feuille de route à côté pour repérer les pages.

 

    Tout contribue à permettre à Jeanne un engagement total dans sa lecture oralisée des textes.

 

    En tant que spectatrice, je retiens cette pièce comme une réflexion sur la place des femmes dans l’Histoire, thématique abordée par un dispositif théâtral qui fait vivre une expérience de microhistoire. La microhistoire étant le point commun du travail de chacune de ces historiennes, car elles font des focus sur des individus, figure médiatique ou au contraire inconnue, pour analyser la société et une époque à partir d’évènements longtemps considérés comme du fait divers, du « banal », non-historique au sens noble du terme.

 

    Évidemment, ça a du sens de voir une femme, seule, sur scène, porter ces paroles et ces histoires du passé étudiées avec un regard du présent. On sent Jeanne Balibar investie d’une force venue d’ailleurs. Ce que Jeanne Balibar vit sur scène provient d’un autre endroit que des textes qu’elle lit : elle est transcendée par une énergie qui la dévore, la lobotomise à certains moments et la réveille à d’autres. On le sent fortement dans la dernière partie sur le procès de Pascoa Vieira pour bigamie. Assise sur une chaise, éclairée par une ampoule, elle est immobile, s’avachissant, sous le poids des mots et du procès infini qu’elle relate – ou plutôt par le procès qui lui est relaté par les mots qu’elle transmet au public.

 

    Jeanne Balibar a les textes en main, et les textes passent par sa voix, son corps, mais elle ne les intellectualise pas – ou peu. Ce n’est pas une lecture dirigée vers le public, où les phrases seraient mâchées, reconstruites et prononcées de façon à rendre chaque mot compréhensible dans un sens spécifique. Ici, elle nous donne les mots, en tant que porte-parole, souvent effacée derrière les mots, simple enveloppe corporelle parlante. Son travail de dramaturge n’a pas nécessité une transformation d’écrits vers du texte théâtral. Son travail de comédienne, c’est, chaque soir de représentation, d’être à la fois une artisane et une personne neuve face aux textes. Lire lire lire lire… Des mots des mots des mots.

 

    Jeanne se met au service des mots, presque une soumission face à eux et une dévotion complète aux feuilles des textes, qu’elle ne quitte que rarement des yeux. Sa main tenant les feuilles, son regard et sa bouche offerts au texte, une autre main qui gesticule en forme de guillemets lorsqu’il y a une citation à signaler. Elle se laisse surprendre par les mots, pendant la pièce, et surprendre par les personnages qu’elle endosse. Ces récits viennent en elle par vagues d’intensité variables, influant sur son corps – son corps qui se tend, se déploie, se tord, sort de sa torpeur.

 

    Comme une étudiante qui lit ses cours d’histoire le soir, adaptant sa position physique au contenu et à son état de fatigue - successivement allongée sur une table basse, puis debout, assise, avachie – banalité de l’action, soulignée par l’installation légère sur scène.

Elle met en voix ces récits, les uns après les autres, en trois chapitres, trois moments distincts.

C’est une passation émouvante, où Jeanne donne tout par la voix et des dictions troublantes, qui guident l’oreille du spectateur à une écoute active des détails et du récit ou au contraire à une mise en sourdine des mots prononcés pour s’immerger dans l’atmosphère intimiste de la pièce ; et peut-être accéder à un sens entre les lignes. Ce sont des incantations qu’elle profère : une lecture où on la sent être happée par ce qu’elle dit, au-delà du sens strict des mots. Les récits sont longs et parfois incompréhensibles - surtout en fin de représentation, où l’épuisement prend le dessus. Cependant, on ne cherche pas à capter le moindre détail dont elle nous fait part : par contre, on comprend intimement, par nos sensations, la nécessité de transmettre ces récits, l’Inquisition, le procès, la défense des unes et des autres, les engagements, la violence de la société – comme un jeu d’échelles entre la micro-Histoire et le cadre de pensée englobant ces récits.

 

    Le découpage de la pièce en trois chapitres est mis en valeur par une scénographie très travaillée dans son dénuement, sa simplicité (apparente) et son efficacité dramatique. La lumière sculpte la scène et la comédienne, dirige le regard du spectateur et crée une atmosphère intimiste. La scène est plongée dans la pénombre. Quelques sources de lumières (spot au sol, poursuite, ampoule sur un luminaire) éclairent, tour à tour, chaque histoire. Ainsi, il y a une réelle différenciation et une évolution entre les chapitres. Cette construction par la lumière renforce l’immobilité, la grande staticité de Jeanne au sein de chaque partie.

Une place sur scène et un ensemble de positions et de mouvements constituent ses ressources de jeu pour chaque histoire, marquant des points de vue et des angles d’approche différents.

    Au début, c’est l’espace de la table basse qui est investi par Jeanne, avec l’ouvrage d’Anne-Emmanuelle Demartini sur Violette Nozière en main, lumière rasante d’un spot. Pour la deuxième partie sur Delphine Seyrig, Jeanne Balibar fume, allongée sur la table, dos au public pour regarder les extraits de films projetés sur un écran, spectatrice comme nous ; tout en étalant les feuilles sur la table lors de sa lecture des travaux d’Emmanuelle Loyer. La source de lumière change à nouveau pour la dernière partie, les espaces se transforment. Jeanne Balibar se déplace côté cour, et s’immobilise sur une chaise, lisant sous une simple ampoule. Le corps ploie, comme si les mots et le récit de Charlotte de Castelnau-L’Estoile était trop lourd.

    C’est l’arrière de la scène qui est investie par la comédienne, il n’y a pas de déplacements et d’investissement corporel de l’ensemble de l’espace. L’absence d’estrade aux Bouffes du Nord fait que le public du parterre est très proche de la comédienne, à son niveau. Jeanne Balibar remplit ce grand espace – la scène et le théâtre tout entier – par sa présence, immense, et sa voix.

 

    À la fin de la représentation, les applaudissements permettent de s’extirper de la mise en scène. On revient progressivement, de loin, d’ailleurs. La lumière de la scène s’allume en grand, et Jeanne Balibar revient sur scène comme en plein jour, en ayant réintégré sa persona d’actrice. Cette image-là, on l’a totalement oublié pendant la pièce, car la comédienne est sublimée différemment qu’à travers son corps d’actrice : on voit ses bras fins, ses cheveux courts collés à son crâne. Et sa voix, surtout. Sa présence. La mise en scène déconstruit beaucoup d’éléments auxquels on peut s’attendre au théâtre, pour nous plonger dans une pénombre aux multiples dimensions.

 

    Seuls, avec des mots et une voix. 

 

 

Les Historiennes, mise en scène et interprétation : Jeanne Balibar

Le 29 septembre 2022 au théâtre des Bouffes du Nord, dans le cadre du Festival d'Automne

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