PORTRAIT - Quentin Lafay : écrire pour et sur les ondes de France Culture
ENTRETIEN AVEC QUENTIN LAFAY, PRODUCTEUR CHEZ FRANCE CULTURE
En février 2022, j’ai eu l’occasion de me faufiler dans un studio de France Culture pour assister à l’enregistrement de « Géographie à la carte ». Le thème de l’émission était la prison sous toutes ses formes, de l’incarcération au milieu ouvert : Prisons et bracelets électroniques : punir par l’espace (24.02.22).
Cette émission, qui existe seulement depuis 2020, a permis de faire entrer la géographie sur les ondes de France Culture. Cette science humaine souvent méconnue méritait de pouvoir être débattue plus largement dans les médias, de gagner en ampleur. C’est chose faite ! Étudier des faits de société et d’actualité par le prisme de l’organisation des territoires, de l’appropriation individuelle et collective de nos espaces du quotidien, permet d’enrichir considérablement les débats qui nous animent tout en les ancrant dans des contextes locaux très spécifiques – ou au contraire de se laisser glisser dans la carte d’un monde imaginaire...
J’ai eu l’immense plaisir de poser quelques questions au producteur de l’émission de la saison 2021-2022, Quentin Lafay, également écrivain. Il anime actuellement "Les matins du samedi" sur la même antenne (saison 2022-2023).
Merci à Quentin Lafay, Sandrine Chapron, Anna Pheulpin et toute l’équipe de « Géographie à la carte » pour leur accueil.
Antonia : Pour commencer, je voulais juste qu'on revienne un peu sur l'histoire de cette émission de radio, « Nos géographies » en 2020, puis « Géographie à la carte » depuis 2021. C’est une émission qui se démarque totalement du reste des programmes de France Culture, où la géographie était une grande absente dans le traitement des sciences humaines et sociales. Qu'est-ce que vous pouvez nous dire à ce sujet-là ? Pourquoi la géographie n'était jamais nommée en tant que telle jusqu'à présent ?
Quentin Lafay : Alors ça je ne sais pas, parce que je ne suis pas du tout responsable de France Culture. Ce que je peux vous dire, par contre, c'est pourquoi elle est là. Je pense que déjà, il y a une volonté de mettre la géographie à l'honneur dans la grille de France Culture, parce que c'est une approche qui est fondamentalement singulière pour comprendre le monde contemporain. Le point d'entrée par l’espace ; le point d'entrée par le rapport de pouvoir qu'induisent les territoires ; le point d'entrée par les paysages ; tout ça, c'est quelque chose qui est fondamentalement heuristique et qui a une grande valeur sur l'antenne de France Culture.
Et puis surtout, il y avait une volonté, je pense, de faire de la géographie qui ne parle pas qu'aux géographes. C'est ce qu'on essaie de faire dans "Géographie à la carte » ; c'est-à-dire qu'on prend des grands objets du quotidien, des grands objets qui parlent aux gens, des grands objets qui résonnent dans l'actualité. Le lien entre les animaux et les humains, les petites lignes ferroviaires, les quartiers gays, l'œuvre de Marcel Proust, les prisons, la guerre, le terrorisme, et on tente de les lire au prisme de la géographie. Et moi je crois que chaque émission démontre que la géographie permet d'apporter, sur chacun de ces sujets, qu'on pense connaître, qu'on croit connaître, qu'on imagine maîtriser, des connaissances nouvelles par l'approche du territoire et par l'approche de l'espace.
Je pense que c'est pour ça que l'émission plaît à l'audience. C'est aussi parce que, justement, on voit bien l'apport, la force de la géographie. On essaye de ne pas faire de la géographie comme on faisait de la géographie au collège, au lycée. Parce qu'il y a beaucoup de gens qui ont une image soit négative, soit poussiéreuse de la géographie. Parce que c'est difficile aujourd'hui d'enseigner la géographie au collège ou au lycée. Les enseignants qui le font sont souvent des historiens, au départ, donc ils enseignent parfois la géographie avec un peu moins d'entrain et parfois un peu moins de passion. Ça se ressent dans les classes et parmi les élèves. Par conséquent, nous on essaie aussi de montrer que la géographie, c'est bien autre chose que ce qu'on nous a parfois enseigné, ce n'est pas juste du par cœur, des lieux. C'est aussi une vision du monde, une approche du monde qui permet de renouveler le stock de connaissances et l'approche de l'actualité.
Antonia : Par rapport aux invités des émissions, quel est le parti pris pour vous dans l’équilibre entre la vulgarisation des travaux scientifiques et une approche du monde contemporain depuis le terrain ?
Quentin Lafay : Sur les invités, il y a plusieurs parti pris.
Le premier, c'est qu'on veut donner de la place aux travaux de recherche en géographie. On a beaucoup invité dans l'émission des universitaires, des chercheurs qui venaient juste de terminer leurs thèses. Parce qu'on pense que ça a de la valeur d'être à la pointe, à la frontière de la recherche, et de montrer ce que la géographie apporte au cours des dernières années. J'en veux pour exemple l'émission qu'on a faite sur les lieux abandonnés, sur l'urbex (émission du 23.12.21), où on avait quand même, sur trois invités, deux jeunes géographes, deux femmes (NDLR : Aude Le Gallou et Florence Nussbaum), qui venaient de terminer leurs thèses, des thèses très différentes, très complémentaires, passionnantes ; et qui montraient bien ce qu'on faisait en ce moment en géographie. C'est le premier point.
Le deuxième point, c'est que moi je crois fondamentalement à la valeur de l'interdisciplinarité et au dialogue entre les disciplines. Je pense que la géographie est toujours plus riche quand elle s'ouvre aux autres disciplines et inversement. Les autres disciplines sont toujours plus riches quand elles s'ouvrent à la géographie. C'est pour ça qu'on invitera toujours systématiquement quelqu'un qui appartient à une autre discipline. Quand on a fait les quartiers gays et lesbiens, en plus d'un géographe, on avait une sociologue. Bientôt, on fera une géographie de la nuit et on aura un géographe de la nuit et un philosophe de la nuit. Quand on a fait une géographie des fonds marins, on avait un scientifique qui connaît les fonds marins, qui maîtrise les espaces sombres que moi je ne connaissais pas vraiment. Donc voilà, à chaque fois, on essaie de faire dialoguer la géographie, les géographes, avec d'autres disciplines.
Le troisième parti pris, c'est qu'on n'a pas besoin d'être géographe pour parler de géographie. En revanche, on a besoin de connaître l'objet dont on parle pour en parler. C'est pour ça qu'on a toujours invité quelqu'un qui vient du terrain ou quelqu'un qui a un lien direct avec l'objet dont on parle. Parce qu'au fond, c'est aussi les personnes qui sont les plus à même de parler de la géographie de ces objets-là. Quand on fait une émission sur les quartiers gays et lesbiens avec quelqu'un qui a dirigé un bar dans le Marais pendant 20 ans, qui a vu toutes les transformations du quartier, hé bien il a très bien parlé de géographie. Avec d'autres mots, avec une sensibilité particulière, avec un regard qui n'est pas un regard scientifique. Mais ça a énormément de valeur et c'est très complémentaire de ce qui est construit par ailleurs.
C'est un peu ces trois dimensions que j'essaie de lier dans les émissions et qu'on essaie de reproduire à chaque fois.
Antonia : Comment on fait, en tant que journaliste et animateur du débat, pour s'assurer que tout ce qui est évoqué est bien accessible à l'ensemble des auditeurs, vu que ce sont à chaque fois des experts qui parlent entre eux ? Comment on fait pour réguler tout ça ?
Quentin Lafay : Moi, je suis pas géographe, déjà. Je dirais que ma ligne, c'est de voir déjà si je comprends ce qui est dit. Au moment où je comprends ce qui se dit, je me dis que les auditeurs comprendront aussi puisque majoritairement ils ne sont pas géographes. Ça, c'est le premier point.
Et puis le deuxième point, c'est que moi, je pense qu'en fait, dans ce domaine-là, particulièrement en sciences sociales, le rôle d'un animateur de radio, c'est d'être un traducteur. C'est-à-dire de rendre accessible une parole scientifique, de rendre accessible un langage, de rendre accessible des informations, des connaissances et justement de faire en sorte que les invités vulgarisent, au sens noble du terme, tout en préservant l'exigence de leurs recherches, mais vulgarisent et rendent accessibles leurs travaux. Donc voilà, c'est ce qu'on essaie de faire à chaque fois. Et en plus, comme on se saisit d'objets que les gens connaissent, que les auditeurs connaissent ; ces grands objets que je décrivais tout à l’heure ; le coût d'entrée n'est pas trop élevé. C'est-à-dire qu'au fond, quand on parle des relations entre les humains et les animaux, on voit tout de suite de quoi on parle. C'est pareil pour tous les sujets qu'on va évoquer. Et donc comme cette frontière est tout de suite franchie, on est tout de suite dans le sujet et on voit tout de suite l'apport, l'intérêt de la géographie.
Antonia : J'aimerais bien aussi qu'on aborde les coulisses de la préparation d'une émission, pour mieux comprendre aussi comment se structure l'équipe qui travaille avec vous. J'ai vu qu'en régie, il y avait la réalisatrice qui gère les aspects techniques du direct ainsi que la préparation de l'émission au préalable. Est-ce que vous pourriez nous en dire plus sur quelles sont les différentes personnes qui gravitent autour de vous ?
Quentin Lafay : D'abord, en effet, il y a la réalisatrice. En radio, le réalisateur, c'est le garant artistique des sons et de la cohérence sonore d'une émission. Et donc, le réalisateur, notamment, en coordination avec moi, elle va s'occuper de toute la préparation liée aux sons, toutes les recherches d'archives, de toute l'imagerie sonore qui traverse l'émission. Le réalisateur, moi, je pourrais dire que c'est celui qui donne vie sonore à l'émission.
À côté, il y a Anna Pheulpin et Sandrine Chapron. Toutes les deux, elles s'occupent de la préparation de l'émission, une préparation sur le fond. Elles m'aident à trouver les sujets, à choisir les intervenants, à définir des thématiques, à faire des recherches pour m'aider à préparer l'émission. Elles s'occupent aussi de toute la partie logistique, accueillir les invités, etc.
Ensuite, il y a le technicien ou la technicienne, ça dépend, ça change, qui est garant ou garante de la qualité sonore. Faire en sorte que le son qui est diffusé soit de la plus grande et de la plus belle qualité.
Antonia : Et vous ?
Quentin : Moi je suis producteur. Je suis le garant, je dirais, du fond, de la dynamique, de la qualité générale de l'émission, et surtout de la définition de la ligne éditoriale.
Antonia : Ok. En termes d'organisation générale, vous avez une vision d'ensemble à quelle distance pour les émissions suivantes ?
Quentin Lafay : On sait à peu près trois semaines en avance les émissions qu'on va faire. Et donc là, par exemple, celle de ce soir évidemment est calée, celle de la semaine prochaine sur la nuit, si la géographie de la nuit est calée, et on est en train de définir les suivantes.
Antonia : Quelle différence faites-vous dans votre approche entre la chronique que vous faites le matin pour "Et maintenant" et l’émission hebdomadaire « Géographie à la carte » ? Quels sont les objectifs respectifs ?
Quentin Lafay : Oh pour moi, ce sont deux exercices hyper différents. C'est pas le même rythme déjà : une quotidienne contre une hebdomadaire. Ce n'est pas la même intention. Dans "Et maintenant", on raconte des changements du quotidien ; dans "Géographie à la carte", on tente de décrypter le monde à l'aune de la géographie.
Ce n'est pas le même format. "Et maintenant", il faut tenter de raconter une histoire en cinq minutes. "Géographie à la carte", on a le temps de se déployer une heure durant sur un sujet. Donc pour moi, c'est deux exercices radiophoniques différents, mais que je trouve très complémentaires, et c'est aussi ce qui fait la richesse de France Culture.
Antonia : Une question de fin : comment vous en êtes arrivé à être producteur de cette émission après avoir eu quelques engagements en politique et deux romans ? Pourquoi avoir pris la relève de la précédente productrice ?
Quentin Lafay : C'est une bonne question. Je vais répondre à pourquoi je suis arrivé à la radio. J'ai toujours voulu faire de la radio, depuis tout petit. J'avais déjà fait, par ailleurs, durant mes études, un stage d'un an à France Inter. Je travaillais sur une émission qui n'existe plus, qui s'appelait "Partir Avec", qui était animée à l'époque par Gwenaëlle Abolivier et qui était une émission en lien avec l'INA. Donc c'est là que je me suis vraiment formé à la radio. J'étais passionné avant, mais là je me suis formé. J'ai passé beaucoup de temps à l'INA justement, à écouter des archives, à apprendre à les monter, à utiliser des logiciels de montage, à voir ce qu'on pouvait faire avec le son, tout ce qu'on pouvait faire avec le son.
Et puis, lorsque j'ai achevé mon parcours d'engagement, comme vous dites, j'ai exprimé à la directrice de France Culture, Sandrine Treiner, mon envie de faire de la radio. Du coup, elle m'a fait faire des essais et j'ai animé « Le temps du débat d'été » en juillet dernier. Comme ça s'est bien passé, ils m'ont proposé ces deux programmes à la rentrée.
Antonia : Est-ce que la littérature reste quand même en fond ? Est-ce que vous pensez avoir d'autres projets de livres, si ce n'est pas trop indiscret ?
Quentin Lafay : Non, c'est pas indiscret. J'en ai, que j'essaie d'écrire.
Je trouve que la cohérence de tout ça, de toute façon, de ce que je fais, de ce que j'ai fait, au fond, c'est l'écriture. Je trouve que même là, on a l'idée aussi de l'écriture. Les chroniques matinales, c'est de l'écriture. Je fais en sorte que ce soit toujours soigné. Et puis, je trouve même un peu que la géographie, c'est aussi une écriture particulière. Donc, c'est quand même l'écriture. Je pense que c'est mon travail.
Antonia : Merci beaucoup en tout cas pour ce temps que vous m’avez accordé !
Quentin Lafay : C'est moi qui vous remercie pour votre intérêt.
Entretien réalisé le 3 mars 2022.
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Bibliographie chez NRF Gallimard:
Gratitude d'avoir décomposé des idées complexes en concepts faciles à digérer.
RépondreSupprimerVotre message était remarquable par sa clarté et sa profondeur. Merci pour le partage.
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